« C’est devenu un métier de crève-la-faim » – avec une kiosquière de la France d’avant

Tous les ans, les chiffres de l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias viennent confirmer que la crise de la presse est là pour durer. Entre 1985 et 2014, la diffusion totale annuelle de la presse a chuté de 35 %. En réalité, les premières victimes – ou responsables – de cette baisse désormais inéluctable des ventes sont les titres de la presse quotidienne nationale, touchés de plein fouet au tournant des années 2000 par l’arrivée d’Internet et de la presse gratuite d’information.

C’est tout un système, des éditeurs aux messageries de presse qui pâtit de ces journaux qui ne se vendent plus. En bout de chaîne, on trouve les diffuseurs de presse, kiosquiers ou marchands de journaux. Ceux-ci souffrent d’un fonctionnement archaïque de distribution des titres, avec des éditeurs et des messageries qui tentent de trouver de nouveaux moyens de colmater les brèches plutôt que de réformer ce système peu adapté aux nouveaux enjeux des médias. Noyés sous le papier, les kiosquiers doivent ainsi renvoyer jusqu’à 60 % d’exemplaires invendus toutes les semaines.

C’est un des nombreux dysfonctionnements que regrette Nelly Todde, 54 ans, kiosquière à Saint-Germain-des-Prés et vice-présidente du syndicat des kiosquiers. Militante depuis les années 1980, la décennie qui l’a vue commencer ce métier qu’elle n’a jamais lâché, elle est aujourd’hui installée entre le Café de Flore et les Deux Magots, après avoir officié aux quatre coins de Paris. Un kiosque symbolique, celui du Paris intellectuel – et celui que tenait précédemment Patrick Deschamps, le « kiosquier de Charlie », le marchand de journaux habituel de Cabu et Wolinski dont les frères Kouachi avaient braqué le véhicule le 7 janvier 2015. À la terrasse du Carillon, Nelly raconte son attachement indéfectible pour ce métier de la rue, cette profession d’où elle a pu observer l’évolution de la presse et de la société dans son ensemble.

Le kiosque où officie Nelly

VICE : Bonjour Nelly. Pour commencer, est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous êtes devenue kiosquière ?
Nelly Todde : Au début des années 1980, j’ai fait des remplacements d’été dans ce qu’on appelait à l’époque des barnums – des petites baraques en bois où on vendait les journaux –, histoire de rendre service à des connaissances. C’était place de l’Opéra. J’avais 18 ans, je démarrais sur le marché de l’emploi et je travaillais à l’époque en intérim comme secrétaire-aide comptable. À cette époque-là, les barnums ne vendaient que les journaux du soir, donc je ne travaillais que de 13 h 30 à 20 h 30. Ce n’était pas un boulot difficile, il y avait des horaires normaux, et ça me permettait de gagner plutôt bien ma vie.

Une des deux gérantes que je remplaçais est décédée juste avant de rentrer de vacances. J’ai donc continué de travailler en septembre. C’est comme ça que ça a commencé, puisque les NMPP [les Nouvelles Messageries de la presse parisienne, devenues Presstalis] m’ont demandé de rester sur ce point de vente après cela.

Videos by VICE

Qu’est-ce qui vous plaisait dans ce métier, à l’époque ?
Le fait d’être travailleur indépendant, d’avoir des horaires réguliers… Mais j’aime surtout ce métier parce que je l’exerce en kiosque. Si j’avais dû l’exercer dans un magasin de presse, ça ne m’aurait pas plu. C’est le fait d’être dans la rue qui me plaît, d’avoir ce métier de manouche, de forain. La proximité de la rue. Les marchands de presse en magasin n’ont pas le même rapport avec les gens et la rue que les kiosquiers. Le kiosque reste une attraction de quartier : un magasin qui ferme, on s’en tape. Un kiosque qui ferme, ça dérange vraiment le quartier. On fait office d’assistante sociale, de psy, de guide touristique, on charge les batteries de portables des SDF… Pour plein de gens, c’est leur seule sortie quotidienne, parfois même leur seule relation avec le monde extérieur.

« Avant que je n’arrive dans ce métier, les kiosquiers gagnaient très très bien leur vie : les marchands de presse des Champs-Élysées pouvaient rouler en Porsche ou en Ferrari. »

Vous aviez un intérêt pour la presse quand vous avez commencé ?
À 18 ans, je n’avais pas conscience de l’intérêt politique de la presse, de l’importance du pluralisme des idées. Mais en faisant ce métier, on se politise très vite. On comprend rapidement que c’est un métier en relation direct avec les médias et le monde politique. Je m’en suis aperçue dès le moment où j’ai voulu faire valoir mes droits. Je me suis heurtée à des murs. Et plus j’ai creusé pour qu’on me réponde, plus je me suis rendu compte que les murs étaient hauts.

Est-ce que les problèmes que rencontrent aujourd’hui les kiosquiers étaient les mêmes à vos débuts ?
Oui, le nerf de la guerre, c’est toujours l’argent. Mais la faute incombe aussi aux marchands de presse qui n’ont pas fait valoir leurs droits au fil des années. Juste avant que je n’arrive dans ce métier, les kiosquiers gagnaient très très bien leur vie : les marchands de presse des Champs-Élysées pouvaient rouler en Porsche ou en Ferrari. Ils gagnaient peut-être 20 000 euros par mois ! C’est pour cela que personne ne s’embêtait à aller comprendre comment fonctionnait le système. Ma génération est la première à s’être intéressée au fonctionnement de notre métier.

L’un des 30 barnums installés dans la capitale, en 1996. Photo publiée avec l’aimable autorisation de MédiaKiosk

Aujourd’hui, on voit de plus en plus de kiosques qui se diversifient, qui vendent des articles de papeterie ou des souvenirs.
Ça fait une vingtaine d’années que les marchands de journaux font du « hors presse » parce que les points de vente se cassaient la gueule. Moi, je le regrette, je préférerais ne vendre que de la presse. Mais on a dû le développer par nécessité, surtout dans les quartiers touristiques, pour gagner notre vie. Sur notre point de vente de Saint-Germain par exemple, la vente de la presse ne permet de payer qu’un seul salaire et les charges sociales. On est trois à travailler sur ce kiosque : comment je fais pour payer nos salaires ? J’ai dû développer d’autres moyens pour être rentable.

C’est une diversification qui est évidemment due à la crise de la presse : comment l’avez-vous vécue, vous qui étiez aux avant-postes ?
Pour l’expliquer, c’est simple : il y a le développement indéniable d’Internet, contre lequel on ne pouvait rien, évidemment. L’arrivée des gratuits nous a fait beaucoup de mal aussi. Les gens n’ont plus le temps, donc quitte à lire la même soupe, autant prendre des gratuits. Les éditeurs ont aussi pratiqué un dumping direct avec les abonnements : ils cassent les prix en proposant des abonnements à -50, -70 %. Je trouve que c’est même la principale raison de la chute des ventes, ces offres avec des télévisions et des machines à laver en cadeaux. Les éditeurs ont réorienté leurs investissements vers ces offres, alors qu’auparavant ils investissaient dans la pub. L’affichage publicitaire sur les kiosques, les pubs radio, télé, pour des titres de presse, il n’y en a presque plus.

Maintenant, pour se mettre en avant, les gros éditeurs nous envoient des quantités excessives, des piles de 150 magazines. Comme ça, on est obligés de les mettre à portée de main, on ne peut pas les stocker derrière le comptoir. Pour étouffer la concurrence, c’est aussi simple que ça. Et le fait que ça ne se vende pas, ils s’en foutent : les aides de l’État à la presse sont calculées en fonction du tirage. Plus tu vas avoir un tirage important, plus les pages publicitaires seront chères. Les éditeurs pensent ces titres comme des produits, comme s’ils vendaient des patates. Tous ces magazines déco étrangers, ces magazines de luxe, j’en reçois 80, j’en vends deux. Mais ces titres, ils les ont déjà rentabilisés dix fois avant qu’ils n’arrivent dans mon kiosque. La vente, ils s’en tapent.

L’un des premiers kiosques à structure tubulaire, en 1983. Photo publiée avec l’aimable autorisation de MédiaKiosk

Est-ce que le niveau éditorial des titres de presse fait aussi partie des explications de la chute des ventes ?
Oh oui, ça a été une catastrophe totale. La presse était de bien meilleure qualité avant. C’est aussi parce que tous les titres sont aux mains de financements privés. Que tu achètes Le Point, L’Obs ou L’Express – j’exagère un peu –, t’as l’impression d’acheter la même soupe. C’est dramatique. Les clients me le disent : ils préféreraient avoir une presse plus orientée. Personnellement, pour le bien du pluralisme, je serais tout à fait d’accord pour qu’il y ait de la vraie presse d’extrême droite, de la vraie presse d’extrême gauche, de la vraie presse socialiste ou de la vraie presse de droite.

Ce qui se vend aujourd’hui, ce sont majoritairement les magazines de décoration et les féminins. C’était la même chose il y a 30 ans, mais la presse d’information se vendait aussi. Par exemple, je vendais 250 Monde par jour quand j’ai commencé Porte de Saint-Cloud. Aujourd’hui j’en vends 100, et je suis à Saint-Germain ! Mes prédécesseurs devaient en vendre 500 ou 600, à l’époque. On a perdu 70 % des ventes : il n’y a aucun autre métier où, en si peu de temps, les gens sont passés de 20 000 à 1 500 euros par mois.

Vous vendez encore de la presse porno ?
Non, Internet a tué la pornographie dans nos kiosques. Il y en a toujours en vente, mais évidemment qu’on en vendait beaucoup plus il y a quinze ans. Certains kiosques étaient connus pour leur offre de magazines porno, notamment à Pigalle ou Wagram. Le porno était visible, avec de l’affichage ou des magazines à portée de main. C’est une autre évolution dont on a été les premiers témoins : le puritanisme. Dans les années 1970 ou 1980, les gens ne s’offusquaient pas de voir du porno dans les kiosques. Aujourd’hui, c’est différent.

Je dois vendre un Hot Vidéo par mois, et deux Union, même si c’est plutôt une revue érotique que porno. Ce sont souvent des petits vieux qui ne doivent pas savoir comment aller sur Internet. Ils les planquent sous un autre magazine, ou disent qu’ils l’achètent pour leur frère voire leur père, alors qu’eux-mêmes doivent avoir 80 ans. La règle implicite pour le kiosquier, c’est de donner un sac pour ne pas que le client soit mal à l’aise.

Vous conseilleriez à des jeunes de faire ce métier aujourd’hui ?
Ah non, ça ne sert à rien. J’ai mis 30 ans à avoir un poste où je gagne ma vie. Les autres vont crever avant même d’y parvenir. Les seuls qui veulent encore de ce métier, ce sont les immigrés pakistanais qui récupèrent les 800 euros d’aides de la mairie pour tenir un kiosque et qui habitent à dix dans des chambres de bonne en banlieue. C’est devenu un métier de crève-la-faim.

Adrien est sur Twitter.